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Chap 3 ses société française actuelle

Chapitre 3 Comment est structurée la société française actuelle ?

Dossier page 178 à page 211

Objectifs d’apprentissage :

- Savoir identifier les multiples facteurs de structuration et de hiérarchisation de l’espace social (catégorie

socioprofessionnelle, revenu, diplôme, composition du ménage, position dans le cycle de vie, sexe, lieu de résidence).

- Comprendre les principales évolutions de la structure socioprofessionnelle en France depuis la seconde moitié du

XXe siècle (salarisation, tertiarisation, élévation du niveau de qualification, féminisation des emplois).

- Connaître les théories des classes et de la stratification sociale dans la tradition sociologique (Marx, Weber) ;

comprendre que la pertinence d’une approche en termes de classes sociales pour rendre compte de la société

française fait l’objet de débats théoriques et statistiques : évolution des distances inter- et intra-classes, articulation

avec les rapports sociaux de genre, identifications subjectives à un groupe social, multiplication des facteurs

d’individualisation.

Problématique d’ensemble

Dans toute société, il existe une répartition inégale des biens, du pouvoir et des signes exprimant le statut.

Cette distribution inégale reflète des principes qui varient dans le temps et l’espace : la force physique, le sexe, la

filiation, la reconnaissance de certaines compétences, etc.

L’analyse de cette différenciation sociale est centrale dans l’histoire de la sociologie et elle a notamment pris la forme

d’une caractérisation des sociétés contemporaines comme des sociétés de classes. Mais d’autres dimensions de la

structure sociale ont fait l’objet d’une attention croissante : l’âge, le sexe... Comment décrire la structure de la société

française ?

Le but du premier objectif d’apprentissage est d’acquérir la capacité d’identifier différents facteurs de différenciation

jouant un rôle important dans la société française actuelle. La société est pensée comme un espace social, ce qui

signifie qu’elle est faite de proximités et de distances entre les individus et les groupes qui la composent. Les

différences liées au sexe, à l’âge, au diplôme, au lieu de résidence, etc. se traduisent par des proximités entre certains

individus dans les modes de vie, le rapport au monde, les contraintes matérielles… Ces différences constituent aussi

des inégalités : elles contribuent à une hiérarchisation des individus et des groupes, certains étant plus dotés, plus

puissants, plus reconnus que d’autres.

Le second objectif est de retracer de grandes évolutions de la structure socioprofessionnelle depuis la deuxième

moitié du vingtième siècle. Cet arrière-fond historique est nécessaire à la fois à la compréhension des tenants des

débats sur les classes sociales et pour alimenter d’autres chapitres au programme (école, mobilité sociale, travail).

Dans un troisième temps, il s’agit de répondre à la question : la société française est-elle une société de classes ? Que

nous apportent les théories des classes pour la décrire et en comprendre la dynamique ?

I - Savoir identifier les multiples facteurs de structuration et de hiérarchisation de l’espace social (catégorie

socioprofessionnelle, revenu, diplôme, composition du ménage, position dans le cycle de vie, sexe, lieu de

résidence).

La notion d’espace social permet de représenter la société comme un « ensemble de positions distinctes et

coexistantes (...) définies les unes par rapport aux autres (...) par des relations de proximité, de voisinage ou

d’éloignement et aussi par des relations d’ordre comme « au-dessus », « au-dessous » et « entre » » (P. Bourdieu).

Pour Pierre Bourdieu, les sociétés contemporaines sont principalement structurées par le capital économique (revenu

et patrimoine) et par le capital culturel, dont le diplôme constitue un indicateur mais qui est plus largement composé

de savoirs et de savoir-faire tels que la façon de se tenir, la voix, l’accent, une pratique musicale, etc.

La société peut alors être représentée par un espace à deux dimensions sur lequel sont positionnés les individus,

d’une part en fonction de leurs ressources globales, d’autre part en fonction de la structure de leur capital (plutôt

économique ou plutôt culturel). La pertinence de cette représentation se vérifie par la proximité dans les goûts et les

pratiques des individus proches dans l’espace social. Au-delà des capitaux économiques et culturels, la notion

d’espace social permet d’insister sur le caractère multidimensionnel de la différenciation sociale qui peut être

appréhendée à travers de nombreux exemples comme celui du marché du travail :

En effet, le taux de chômage au niveau national (8,4% en 2019) donne une mauvaise image du risque de chômage

individuel, qui varie fortement avec la catégorie socioprofessionnelle, avec 8,5 points d’écart entre cadres (3,9%) et

ouvriers (12,4%) d’après l’enquête Emploi 2019 (Insee Première, n°1793, février 2020). On peut alors souligner le lien

entre les catégories socioprofessionnelles et le niveau de diplôme, mais aussi avec les variables du sexe et de l’âge.

Il est plus probable pour un homme que pour une femme d’être cadre (21,6% contre 16,8%). Un peu plus de quatre

femmes sur 10 sont employées ; environ un homme sur trois est ouvrier. Globalement, on constate donc une

ségrégation selon le sexe à la fois verticale (il est plus difficile pour les femmes que pour les hommes de s’élever dans

la hiérarchie) et horizontale (à niveau hiérarchique similaire, les femmes et les hommes tendent à occuper des

emplois différents). Le sexe reste un facteur explicatif fort de la position occupée dans la hiérarchie sociale malgré les

évolutions. Les représentations associées au sexe continuent à avoir un effet sur la place occupée par les femmes sur

le marché du travail, sur la répartition du travail domestique ou encore l’accès aux positions de pouvoir.

Non seulement les femmes perçoivent des revenus du travail moins élevés, mais elles sont aussi plus souvent à la tête

de familles monoparentales (11,8% des femmes de 25 à 64 ans, contre 2,7% des hommes en 2019). Il faut en effet

tenir compte de la composition du ménage pour mieux rendre compte du niveau de vie des individus. C’est la raison

pour laquelle on calcule souvent un revenu par unité de consommation.

Mais la probabilité d’être cadre, ouvrier ou employé s’explique aussi par l’âge. Les sciences sociales ont souvent saisi

l’âge comme objet, en soulignant qu’il ne s’agissait pas seulement d’une donnée biologique. L’âge est également un

fait social avec des effets sur la position sociale de l’individu : son prestige, les revenus auxquels il peut prétendre, ses

chances d’accès au pouvoir politique, etc. En matière d’emploi, la proportion d’ouvriers non qualifiés est bien plus

forte avant 25 ans que dans les catégories d’âge suivantes. C’est dans cette même catégorie d’âge que l’intérim est le

plus fréquent. Ainsi, les intérimaires sont souvent de jeunes hommes travaillant comme ouvriers non qualifiés. Une

partie d’entre eux évolue ensuite vers des emplois plus qualifiés et plus stables. C’est donc un effet d’âge lié à la

position dans le cycle de vie que l’on identifie ici. La proportion d’employés non qualifiés est la plus basse pour la

tranche d’âge des 25-49 ans. Ce type d’emploi est souvent occupé par de jeunes femmes entrant sur le marché du

travail, mais aussi par des femmes en reprise d’emploi après 50 ans.

Le lieu de résidence est à la fois un reflet de la position sociale et un facteur d’élection ou de stigmatisation, qui peut

rendre plus ou moins difficile l’accès au travail. Les différents espaces ont ainsi une valeur économique et symbolique

inégale, ce que reflète par exemple l’expression de « beaux quartiers », quartiers dont l’usage et la propriété sont

associés à des stratégies de distinction. De nombreux travaux ethnographiques ont exploré, depuis une vingtaine

d’années, la façon dont le lieu de résidence infléchit les trajectoires scolaires, amoureuses, professionnelles : dans les

beaux espaces, dans les zones sensibles, dans les quartiers pavillonnaires, dans les campagnes en déclin.

Remarque : Position dans le cycle de vie

le déclin de l’artisanat, le développement de l’industrie et de la grande distribution et la concentration des

exploitations agricoles.

Le salariat est devenu au XXe siècle le socle de la protection sociale des actifs. Cependant, depuis le milieu des années

2010, on assiste à un rebond du travail indépendant, porté notamment par la création du régime d’auto-entrepreneur

en 2009 (puis micro-entrepreneur en 2014). L’externalisation de certains services par les entreprises et le

développement des plateformes d’intermédiation contribuent à cet essor. En 2016, 12% des actifs en emploi sont des

indépendants (mais parmi eux, un sur quatre perçoit également des revenus en tant que salarié).

Par ailleurs, les formes d’emploi salarié ont également évolué depuis les années 1980, avec une progression de

l’emploi à durée déterminée, notamment pour les moins de trente ans (même si l’emploi à durée indéterminée

concerne toujours environ 85% des salariés en 2016), et un développement du temps partiel, en particulier pour les

femmes. Pour Robert Castel, le statut de salarié est l’aboutissement d’un double processus historique de

contractualisation des relations de travail et d’institutionnalisation de la relation de travail. Celle-ci est désormais

encadrée par des normes (droit du travail, protection sociale), et des institutions spécifiques permettant de réguler les

conflits inhérents aux relations de travail, et qui confèrent une protection aux salariés, les inscrivant ainsi dans un

cadre collectif. Le travailleur qui ne possède que sa force travail et alors protégé par un équivalent de propriété

sociale, c’est-à-dire des droits qu’il tire de son travail. Enfin, le statut de salarié est celui qui donne le plus de

protection aux travailleurs en matière de licenciement. En contrepartie de cette protection élargie, le statut de salarié

est le seul qui implique une subordination du travailleur à l’employeur (pendant les heures de travail fixées dans le

contrat de travail).

La seconde grande évolution de l’emploi est la tertiarisation. Le secteur tertiaire occupait un peu plus de 40% de la

population en emploi en 1962, plus des trois quarts en 2016. Depuis les années 1980, on note en particulier de fortes

créations d’emploi dans la santé, l’action sociale, culturelle et sportive, dans les services aux particuliers et aux

entreprises et dans le commerce (avec la hausse des activités de conception et de marketing). À l’inverse, l’industrie

ne concerne plus que 12,4% des personnes en emploi en 2017 contre 18% en 1980, et seulement 2,8% des personnes

en emploi en 2016 travaillent dans le secteur de l’agriculture, l’élevage ou la pêche. L’évolution de la répartition

sectorielle de la population active s’explique par des différentiels de gains de productivité et d’accroissement de la

demande selon les secteurs. Des gains de productivité élevés et une augmentation de la demande (et donc de la

production) comparativement plus faible expliquent le déclin relatif de l’emploi dans les secteurs primaire et

secondaire. À l’inverse, des gains de productivité relativement plus faibles associés à une forte demande en

services expliquent le mouvement de tertiarisation de l’emploi.

Le niveau de qualification individuelle des travailleurs s’est fortement élevé. En 1980, la moitié des travailleurs était

sans diplôme. En 2014, huit sur dix sont diplômés. La structure socioprofessionnelle s’est également transformée en

faveur des emplois qualifiés. Les effectifs de cadres et de professions intermédiaires ont beaucoup augmenté des

années 1960 à aujourd’hui. La part des cadres et professions intellectuelles supérieures (CPIS) passe de 4,7% en 1962

à 17,8% en 2016. À cette date, les cadres, professions intellectuelles supérieures et professions intermédiaires

constituent 43,6% des actifs en emploi.

Enfin, la dernière évolution majeure est la féminisation des emplois. Les femmes ont toujours travaillé, à la fois pour

la production non marchande et marchande, mais pendant longtemps, la participation des femmes au travail

marchand, notamment dans l’agriculture et le commerce, était invisibilisée. En France, dès le début de XXe siècle, la

féminisation de la population active était déjà relativement importante comparativement aux autres pays européens,

mais à partir des années 1960, le mouvement s’amplifie.

Le taux d’activité des femmes a continué à progresser au XXIe siècle pour atteindre 68,2% en 2019 (actuellement,

environ 48% des personnes en emploi sont des femmes) mais elles sont aujourd’hui beaucoup plus souvent

concernées par le travail à temps partiel (8 femmes sur 10 travaillent à temps partiel).

L’explication de ce processus est multifactorielle mais les causalités sont difficiles à établir : par exemple, la

salarisation et la tertiarisation sont l’une des conséquences de l’accroissement de l’activité féminine (émergence de

nouvelles activités), mais c’est aussi parce que l’emploi est devenu plus salarié et plus tertiaire que les femmes y ont

eu accès. C’est en ce sens qu’il vaut mieux parler de corrélation entre des phénomènes concomitants que de causalité.

L’expansion de l’activité féminine est ainsi corrélativement liée : développement des luttes féministes, avancées

juridiques rendant possible l’émancipation des femmes, maîtrise de la fécondité, développement de la

scolarisation des femmes, émergence de nouveaux modèles familiaux, etc.

III- Connaître les théories des classes et de la stratification sociale dans la tradition sociologique (Marx, Weber) ;

comprendre que la pertinence d’une approche en termes de classes sociales pour rendre compte de la société

française fait l’objet de débats théoriques et statistiques : évolution des distances inter- et intra-classes,

articulation avec les rapports sociaux de genre, identifications subjectives à un groupe social, multiplication des

facteurs d’individualisation.

Les théories des classes sont une façon de penser ce qui fonde les inégalités dans les sociétés démocratiques, où les

hommes naissent égaux en droit. Pour expliquer les inégalités de fait qui persistent en l’absence d’inégalités de droit,

les sciences sociales s’intéressent à partir du XIXe siècle aux inégalités produites par la place occupée dans le système

de production.

Pour K. Marx, la structure des inégalités dépend du mode de production, constitué à la fois de forces de production

spécifiques, c’est-à-dire des capacités matérielles de production d’une société (en fonction du niveau technologique,

des ressources naturelles, etc.), et de rapports de production (rapport des hommes avec les moyens de travail et

rapports des hommes entre eux à l’occasion de la production).

Dans une économie capitaliste, c’est la propriété des moyens de production qui fonde l’inégalité puisqu’elle permet

d’exploiter le travail des autres : les capitalistes sont en mesure de s’approprier la plus-value générée par le travail.

Sur la base du type de revenu perçu, K. Marx distingue ainsi deux grandes classes : celle des capitalistes et celle des

travailleurs ou prolétaires. Le montant du revenu n’est pas décisif dans cette perspective car ce qui est au principe des

comportements et des prises de position des individus, ce sont leurs intérêts liés au fait qu’ils possèdent ou non les

moyens de production.

Dans certaines publications, cependant, K. Marx distingue des fractions de classe, de manière à pouvoir rendre

compte des évènements politiques. Par exemple, dans Les classes sociales en France, il identifie plusieurs groupes

dominants aux intérêts parfois divergents : une aristocratie foncière, une aristocratie financière, une bourgeoisie

industrielle. Face au risque révolutionnaire, en 1848, ces trois fractions s’associent contre le prolétariat. À leurs côtés,

elles trouvent également une “petite bourgeoisie” de commerçants et artisans qui ne sont que des “propriétaires

nominaux” car seulement en mesure de s’exploiter eux-mêmes. Il arrive à cette petite bourgeoisie de s’allier au

prolétariat contre l’aristocratie financière dont elle est débitrice, mais elle se retourne contre le prolétariat dès que le

principe de propriété est menacé.

Dans Le manifeste du Parti communiste, K. Marx prévoit une polarisation croissante de la société autour de deux

grandes classes sociale, au fur et à mesure de la concentration du capital entre un nombre réduit d’acteurs, les petits

bourgeois grossissant progressivement les rangs des prolétaires. La concentration du capital produit aussi une

concentration des ouvriers dans des bassins industriels où, au fil des luttes sociales, doit se structurer une conscience

de classe faisant passer la classe ouvrière d’une classe “en soi” à une classe “pour soi”.

M. Weber définit également les classes par la situation économique, mais la propriété n’en constitue qu’un aspect.

Une classe est pour lui un ensemble d’individus partageant une même “situation de classe”, autrement dit des

chances semblables de se procurer des biens. Weber identifie plus précisément deux dimensions : celle des “classes de

possession” et celle des « classes de production ».

Les classes de possession sont définies par la capacité à dégager des surplus. Les classes de possession privilégiées

peuvent ainsi rassembler des individus dont l’origine des revenus est très différente : cadres dirigeants, professions

libérales à hauts revenus, artistes à succès, footballeurs réputés... Les classes de production sont quant à elles plus

proches de la perspective marxiste ; néanmoins M. Weber les définit par la direction, et non la possession, des

moyens de production, qui donne le pouvoir d’influer sur les décisions à l’intérieur mais aussi à l’extérieur de

l’entreprise. Les classes de production privilégiées peuvent rassembler des entrepreneurs industriels aussi bien que

des ouvriers possédant des qualités monopolistiques (on peut donner l’exemple aujourd’hui des Compagnons du

Devoir), comme il est possible d’utiliser la notion pour penser le “pouvoir managérial” au XXe siècle. Par ailleurs, pour

M. Weber, les classes sociales ne constituent qu’un élément de la stratification sociale, auquel il ajoute deux

dimensions importantes : celle des groupes de statut d’une part, des partis politiques d’autre part. Les groupes de

statut sont définis par “un privilège positif ou négatif de considération sociale revendiqué de façon efficace, fondé sur

le mode de vie, le type d’instruction formelle et la possession des formes de vie correspondante, le prestige de la

naissance ou le prestige de la profession” . Classes sociales, groupes de statut et partis politiques sont alors liés : le

militantisme politique permet notamment de faire valoir des intérêts de classe ou de statut.

Remarque : l’analyse tridimensionnelle de la stratification sociale selon WEBER.

En résumé, Max Weber pense les processus d’accaparement d’opportunités qui donnent des avantages sur les

marchés tandis que Karl Marx théorise l’exploitation du travail des autres. La structure sociale développée par Weber

est, àla différence de celle de Marx, multidimensionnelle et moins centrée sur l’ordre économique. Cette analyse ne

débouche pas non plus sur une polarisation ; en ce sens, elle est plus proche de la réalité́de la société́contemporaine,

bien que l’on ne puisse mécaniquement superposer les catégories envisagées par Weber sur la réalité de la société

d’aujourd’hui bien plus complexe encore. Ces deux analyses demeurent fondatrices en ce qu’elles posent les termes

des débats contemporains autour de la structure sociale àtravers l’opposition entre nominalisme et réalisme, la

question de la place des conflits ou celle de la porosité des frontières de classes.

La société française actuelle peut-elle être considérée comme une société de classes ?

L’histoire de la pensée sociologique en France ces trois dernières décennies montre un double mouvement.

D’une part, la thèse de la fin des classes sociales au sens d’un processus de moyennisation de la société a connu un

déclin, avec au contraire de nombreux travaux mettant l’accent sur la persistance d’inégalités et l’existence d’un

espace social fait de différences.

D’autre part, on trouve peu de publications pouvant être rattachées à une macrosociologie de la classe, sur le mode

des théories de K. Marx ou de M. Weber, mais un riche corpus d’enquêtes de terrain, décrivant finement les ressources

sociales de groupes, la position dans l’espace social d’individus, et les expériences de la domination.

À l’opposé de la thèse de la moyennisation, ces travaux utilisent le vocable des classes mais souvent pour décrire de

multiples lignes d’opposition, notamment au sein des classes populaires, et la difficulté à construire du “nous”. Dans

un entretien publié en 2009, Olivier Schwartz répondait en deux temps à cette question : “il me semble que, pour

l’instant, nous ne disposons pas d’une analyse de la structure de classe de la France contemporaine, d’une lecture de

la France contemporaine en termes de classe qui soit satisfaisante, qui tienne compte des évolutions et des

transformations qui ont affecté cette société depuis la fin des années 1970 (..)”. Pour autant : “Je pense, comme bien

d’autres, que la société française d’aujourd’hui demeure une société de classes. Ou plus exactement, il me semble que

l’on peut dire qu’elle l’est à la fois moins et plus qu’elle ne l’était à la fin des années 1970.”

Une première façon de répondre à la question est de chercher à définir et délimiter des groupes sociaux entre lesquels

passeraient des lignes de clivage. On peut alors raisonner en termes de distances inter- et intra-classes.

Une catégorie n’a une consistance sociologique que si elle regroupe des individus à la fois suffisamment éloignés des

membres des autres catégories (forte distance inter-classes) et suffisamment proches entre eux (faible distance

intra-classe).

La notion de distance inter-classes renvoie à la thèse de la moyennisation (Mendras). Le développement de la mobilité

sociale, la démocratisation scolaire, l’augmentation du nombre d’emplois qualifiés, notamment dans le secteur

tertiaire, sont en effet autant de phénomènes qui bouleversent la structure de classes. Néanmoins, de nombreuses

publications insistent, des années 1990 à aujourd’hui, sur la persistance, voire le renouveau des inégalités

économiques et sociales. Le processus d’enrichissement collectif rapide d’après-guerre a pris fin et de nouvelles

formes de régulations sociales se sont mises en place, au risque d’une “déstabilisation des stables” (Robert Castel) : fin

du plein-emploi, développement de l’intérim et des contrats à durée déterminée, évolutions du système de retraite...

Louis Chauvel constate alors une « remise en cause des tendances à la moindre visibilité des contours de classes ». Il

croise des données portant sur les revenus, le patrimoine, la mobilité sociale, la consommation et conclut : « Les

tendances des Trente glorieuses ont fait des classes sociales un objet sociologique dépassé, mais ces dernières

décennies semblent leur redonner un contenu et des contours plus stables. ». Depuis le début des années 2000, la

thèse de la moyennisation s’est effacée devant le renouveau de l’analyse des inégalités, confortée par la contribution

des économistes (T. Piketty, 2019). Traiter des inégalités à partir de la notion de classe sociale permet d’insister sur le

caractère multidimensionnel des inégalités et sur les clivages entre plusieurs groupes.

On peut faire le lien avec le chapitre « Quelle est l’action de l’École sur les destins individuels et sur l’évolution de la

société ? » pour traiter des inégalités devant la réussite scolaire, ou encore souligner les inégalités en matière de

santé en lien avec le chapitre « Quelles inégalités sont compatibles avec les différentes conceptions de la justice

sociale ? ». Dans les conditions de mortalité de 2000-2008, l’espérance de vie des hommes cadres est de 6,3 ans

supérieure à celle des hommes ouvriers, les inégalités dans les conditions de travail et de vie sont à l’origine de ce différentiel.

La grande bourgeoisie, définie par un cumul de capitaux économiques, culturels et sociaux hérités depuis plusieurs

générations, constitue une classe en soi, dont les membres partagent un mode de vie et des réseaux

d’interconnaissance, mais aussi une classe pour soi, mobilisée notamment dans la défense des beaux espaces qu’ils

occupent. Dans le cas où des individus éloignés dans l’espace social se rencontrent, la gêne et l’humiliation

témoignent de la force sociale de cette distance. Nicolas Jounin rapporte dans Voyage de classes. Des étudiants de

Seine-Saint-Denis enquêtent dans les beaux quartiers, plusieurs situations où ses étudiants se retrouvent en situation

d’« encaisser l’humiliation ». Ce n’est que par l’étude de la différenciation sociale sous l’angle des classes sociales et

non seulement en termes d’inégalités qu’il est possible de rendre compte de ce sentiment d’humiliation.

De l’autre côté de l’espace social, la « classe ouvrière » semble en revanche avoir perdu de sa consistance. Des années

1970 aux années 1990, les discours annoncent régulièrement sa fin. Pourtant, les emplois ouvriers n’ont pas disparu

au contraire de ce que pourrait laisser penser leur faible représentation dans les médias : la catégorie “ouvriers” de

l’INSEE concerne encore un actif sur cinq en emploi. Les mondes ouvriers subissent cependant une recomposition

sociale et culturelle. La désindustrialisation et les transformations du mode productif ont en effet suscité une « crise

de l’héritage ouvrier » ; à partir d’une longue enquête de terrain menée entre 1983 et 1997 à Montbéliard (dans

l’usine Peugeot notamment), M. Pialoux et S. Beaud (1999) soulignent la difficulté pour les pères ouvriers de cette

génération à transmettre à leurs enfants un héritage culturel fait de fierté et de résistance, l’expérience des pères

étant globalement disqualifiée dans un contexte de crise de l’industrie. Néanmoins, une partie importante des enfants

deviennent, souvent malgré eux et via d’autres trajectoires, ouvriers à leur tour. Des enquêtes récentes se sont

appuyées sur le même type de travail de terrain pour décrire l’expérience ouvrière hors du secteur industriel. David

Gaborieau enquêtant par exemple sur le secteur en expansion de la logistique, observe le travail dans ce qu’il appelle

des “usines à colis”.

Il n’y a pas d’accord sur la façon de nommer ces « ouvriers d’après la classe ouvrière ». Pour beaucoup, il faudrait les

rapprocher de la catégorie « employé » des PCS, dont les membres ont des niveaux de vie similaires et occupent une

même place dans la hiérarchie des établissements. D’ailleurs, un magasinier est classé comme ouvrier s’il travaille

dans un atelier et comme employé s’il est employé dans une grande surface commerciale. L’ensemble des personnes

occupant des emplois d’exécution, est ainsi fréquemment désigné par l’appellation « classes populaires », ce qui a

pour intérêt de souligner l’importance quantitative des emplois d’exécution (près d’un emploi sur deux). Mais

d’autres préfèreraient le terme de « précariat » (Robert Castel) pour distinguer un groupe particulièrement soumis à

une individualisation des relations de travail et un accroissement de l’incertitude, ou défendent le terme « ouvrier »

pour éviter la tendance à l’invisibilisation.

Une façon voisine de s’interroger sur la pertinence du terme de classe sociale est d’observer la distance intra-classe,

autrement dit les processus de fragmentation économique et culturelle au sein des catégories observées, dans un

contexte de désindustrialisation. Dans le cas des ouvriers, de nombreuses transformations ont fait de la classe

ouvrière une « classe en éclats ». On peut parler d’une désouvriérisation de la culture et du mode de vie des ouvriers,

produite à la fois par des transformations de la production, de l’organisation du travail et des phénomènes sociaux

plus larges : l’importance croissante du diplôme, l’injonction à la mobilité sociale et géographique, etc. Dans son

analyse des relations dans une « campagne en déclin », Benoît Coquard (2019) relève la peur constante de la « sale

réputation », et les efforts des stables pour se distancier des « perdus », c’est-à-dire de ceux qui n’ont « pas d’avenir »,

sont associés au chômage, à la précarité, aux logements insalubres, voire à la drogue. La mise à distance passe par

exemple par l’évitement de la sociabilité de rue, l’inscription dans des petits groupes d’amis, l’installation dans des

maisons que l’on fait construire à l’écart du vieux centre.

Cependant, l’observation fine des multiples lignes de fragmentation, notamment en milieux populaires, n’empêche

pas, à partir de données quantitatives, d’esquisser à une autre échelle les contours de groupes sociaux aux situations

de classe et comportements similaires. Se pose alors la question des frontières pertinentes pour identifier les classes

sociales actuelles. À propos des groupes des PCS, il faudrait à la fois regrouper ouvriers et employés et distinguer dans

cet ensemble ceux occupant des postes qualifiés et non qualifiés. On dessine alors des ensembles cohérents du point

de vue du revenu moyen mais aussi des conditions de travail ainsi que des pratiques de sociabilité. On pourrait

donc dire que dans la catégorie des ouvriers, les distances intra-classes ont augmenté, tandis qu’entre ouvriers et

employés qualifiés d’une part, non-qualifiés d’autre part, elles ont diminué.

Si l’on peut s’efforcer d’objectiver des distances intra-classes et leur évolution, il ne faut pas croire a posteriori que les

classes sociales étaient au milieu du XXe siècle homogènes. L’historien Gérard Noiriel a mis en évidence

l’hétérogénéité des mondes ouvriers même à leur apogée : ouvriers de l’industrie ou de l’artisanat, hommes et

femmes, immigrés et natifs... connaissaient des conditions de vie et des trajectoires professionnelles différentes. Mais

une partie importante du groupe se reconnaissait dans l’appellation « ouvrier » et s’identifiait à quelques figures

dominantes de la classe ouvrière industrielle, comme celle du « métallo », sur la base d’une représentation syndicale

et politique forte. Pour E. Thompson, historien de la classe ouvrière anglaise, la classe désigne « un phénomène

historique, unifiant des évènements disparates et sans lien apparent, tant dans l’objectivité de l’expérience que dans

la conscience. » Dans cette perspective, il s’agit de s’interroger sur ce qui permet à certaines époques de fabriquer du

« nous » tandis qu’à d’autres époques, cette identification à un collectif se défait ; ce qui conduit à s’interroger sur les

facteurs d’individualisation et d’identification subjective à ce groupe social.

Au travail, les transformations de la production rendent moins probable la formation de collectifs de travail. Les

unités de production sont de taille plus petite, ce qui a des effets sur la syndicalisation et la socialisation politique ; on

peut d’ailleurs y voir l’un des facteurs du développement de l’abstention aux élections. Les transformations de

l’organisation du travail brisent les solidarités : primes individuelles, suppression des postes de promotion interne au

bénéfice de postes recrutant des diplômés de baccalauréats professionnels ou des détenteurs de brevets de

techniciens supérieurs, travail sur projet sur la base d’équipes sans cesse renouvelées... Le contrôle par l’évaluation

individuelle tend à se renforcer avec l’usage des nouvelles technologies, qui n’empêche pas cependant des formes de

résistance.

Dans les années 1980, plusieurs auteurs associent ces transformations de la production avec une tendance à un repli

sur la vie familiale et amicale, ce qu’Olivier Schwartz, enquêtant dans une cité ouvrière du Nord de la France appelle «

privatisation » : « On assisterait aujourd’hui à une transformation, par « privatisation » (O. Schwartz) ou par «

individuation » (J.-P. Terrail), d’un univers ouvrier naguère encore communautaire ou collectif, voire collectiviste, où les

familles étaient insérées dans des solidarités de quartier ou de milieu professionnel fortes, solidarités que cristallisait

le mouvement ouvrier, indissociablement syndical et politique. Il s’agirait donc d’un effritement de la classe par

transformation du rapport entre « nous » et « je ».

Les individus s’identifient-ils aujourd’hui à des classes sociales ? Dans une enquête par questionnaire, à la question «

Avez-vous le sentiment d’appartenir à une classe sociale ? », les deux tiers des enquêtés répondaient « oui » en 1966.

Ils sont encore la moitié dans l’enquête « Histoire de vie » passée par l’INSEE en 2003. En réponse à la question

ouverte qui suit : « Si oui, laquelle ? », les mots les plus fréquemment utilisés sont « classes », « moyennes » et «

ouvrières ». On constate que le sentiment d’appartenir à une classe sociale n’a pas disparu mais concerne désormais

davantage les cadres et professions intellectuelles supérieures que les ouvriers ou les employés. Les réponses faisant

référence au « milieu » sont nombreuses (39%). L’identification fréquente aux classes moyennes s’explique par

l’augmentation de la part des catégories moyennes, mais aussi par la volonté de renvoyer une image de normalité, de

montrer que l’on vit « comme tout le monde ». Cependant, l’identification au « moyen » est loin d’être unanime : 36%

des enquêtés et 63% des ouvriers ayant le sentiment d’appartenir à une classe sociale utilisent un terme que les

auteurs associent au « bas » (tel que « ouvrier », mais aussi : « petit », « modeste », etc.).

Les enquêtes ethnographiques aident à comprendre les conditions d’identification au terme, aujourd’hui dévalorisé,

d’ouvrier. Enquêtant dans les ateliers de maintenance de la RATP, Martin Thibault constate que se définir comme «

agent RATP » plutôt qu’ouvrier permet d’échapper au stigmate, notamment lorsqu’il s’agit, lors d’interactions

amicales ou dans les jeux de séduction de dire ce que l’on « fait dans la vie », en réponse à une question banale qui

révèle « la présence quotidienne des rapports de classe ». Ici, paradoxalement, la réduction des distances inter-classes

rend plus vive l’expérience de ces rapports puisqu’il est plus probable d’être confronté aux normes des autres : «

Quand le monde ouvrier était marqué par une plus grande césure avec le monde extérieur, les ouvriers semblaient

plus protégés contre ces représentations. ». M. Thibault donne l’exemple de David, jeune ouvrier qualifié, enfant d’un

ouvrier et d’une employée de la fonction publique, ayant suivi des études jusqu’à un BTS (interrompu), qui compense

un rapport ambivalent à son travail par une activité à côté de DJ : « Moi, je trouve que ça fait bien. Tu te dis : t’es

ouvrier, quelque part tu te sous-estimes et à côté t’as un truc qui marche du tonnerre » explique-il. Amine, ouvrier

qualifié, enfant d’un ouvrier spécialisé marocain à la retraite, ayant lui aussi fait des études jusqu’au BTS, cherche par

tous les moyens, y compris vestimentaires, à tenir à distance l’image méprisante qu’il a du monde ouvrier, à savoir

« des gens en bleu avec une bière et un steak ». En revanche, les ouvriers qualifiés plus âgés (« les anciens ») et les

ouvriers spécialisés ont une vision du monde moins perméable au regard des autres. Saïd, qui a arrêté tôt l’école et

pour qui l’entrée à la RATP est synonyme d’accession à la stabilité et la sécurité, est étonné d’apprendre que d’autres

jeunes refusent le terme ouvrier, qui n’est pour lui pas honteux : « Moi, je dis opérateur à la RATP. Si on me dit c’est

quoi opérateur, parce que opérateur ça se dit pas tellement, c’est un nouveau terme, on va dire je suis ouvrier. »

Ainsi, la trajectoire familiale et scolaire explique un rapport plus ou moins heureux au travail. L’identification

subjective porte alors plutôt sur le travail ou au contraire sur d’autres aspects de la vie plus valorisants : les activités

sportives, musicales, la pratique religieuse, la vie de couple... Mais dans l’ensemble, les catégorisations ordinaires de

l’espace social accordent toujours une place importante à l’univers professionnel. C’est d’abord à partir du travail, sur

les bases des institutions et catégories juridiques liées au monde professionnel (place dans la hiérarchie, statut

d’emploi, secteur d’emploi...) que les individus positionnent les autres et eux-mêmes dans l’espace social.

Néanmoins, d’autres clivages comptent pour expliquer les pratiques et les représentations : ceux de l’âge, du sexe, du

lieu de résidence... En particulier, les inégalités liées au sexe ont été de mieux en mieux étudiées, à partir de la notion

de genre. Traiter de genre, ce n’est pas parler des femmes, mais du féminin et du masculin dans leur constitution

réciproque. Le sexe est une catégorie descriptive d’un individu ; le genre est une catégorie d’analyse de ce que

l’appartenance de sexe peut produire. Il s’agit d’observer, dans un certain contexte (une société, une institution, un

milieu social...) la manière dont certaines pratiques, certains traits de caractère, certains comportements sont

associés au masculin ou au féminin et d’analyser les inégalités qui en découlent. L’analyse en termes de classes

sociales a longtemps laissé de côté les rapports sociaux liés au genre, rendant invisibles les inégalités entre les sexes :

« Les lunettes du genre ont été créées pour extraire de l’invisibilité une part du monde social longtemps maintenue

dans l’indifférence scientifique. » (En particulier, les recherches sur le genre ont autorisé une remise en cause de la

définition classique du travail qui le réduisait pour l’essentiel au travail salarié. Le genre peut alors paraître en

concurrence avec la classe comme mode d’interprétation du monde. Pour la plupart des chercheurs, il s’agit

cependant de les articuler. Il est souvent fait référence au terme « intersectionnalité » pour désigner le fait que « les

rapports de genre sont toujours imbriqués dans d’autres rapports de pouvoir ». Dans les enquêtes, il faut donc croiser

les effets de l’appartenance de classe avec ceux du sexe (mais aussi de l’âge et d’autres facteurs). Par exemple, sur le

marché du travail, les femmes ne font pas face aux mêmes obstacles selon leur niveau de diplôme et leur catégorie

socioprofessionnelle. Les femmes des milieux populaires subissent davantage le temps partiel contraint et les horaires

atypiques, tandis que les femmes cadres rencontrent des difficultés à valoriser leurs diplômes pour faire carrière.

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